Eléonore Sulser, envoyée spéciale à Séville
L'Europe se mobilise contre l'immigration clandestine
L'Espagne, soutenue par l'Italie et la Grande-Bretagne, veut faire adopter un projet controversé sur l'immigration au Sommet de Séville qui débute aujourd'hui. L'Europe ne sait comment gérer les trafics de clandestins. La misère et le désespoir poussent toujours plus de migrants d'Afrique et d'Asie à tenter à n'importe quel prix de rejoindre le «paradis» européen. Avec parfois la mort au bout de leur fuite éperdue
La montée électorale récente des populismes en Europe a mis le sujet en vedette des préoccupations des Quinze. La présidence espagnole qui les réunit à Séville dès aujourd'hui et pour deux jours de Conseil européen a pris la tête d'une croisade anti-immigration, fermement soutenue par les Britanniques et les Italiens. Malgré un vif débat – lancé notamment par Amnesty International – les Espagnols se défendent de vouloir «durcir» la politique européenne en la matière. Josep Piqué, le ministre des Affaires étrangères espagnol, plaidait récemment pour le plan de son gouvernement dans les colonnes d'El Pais: il s'agit avant tout d'harmoniser les politiques des Etats membres, disait-il en substance, estimant que les objections de «certains pays» portaient avant tout sur des «aspects subsidiaires» du plan. En effet, outre l'harmonisation des politiques européennes en matière d'asile, la lutte contre l'immigration clandestine et le renforcement des contrôles aux frontières, la présidence espagnole veut conditionner l'aide européenne à la collaboration active des pays d'où proviennent les candidats à l'exil, voire les sanctionner économiquement s'ils ne sont pas assez efficaces. Pour la France, la Suède, la Belgique et le Luxembourg, notamment, cet aspect des propositions espagnoles serait contre-productif: la porte-parole de l'Elysée, Catherine Colonna, estimait hier encore que cela «risquerait fort d'accroître les flux migratoires».
«Au Sommet de Tempere, il y avait un certain souffle dans les conclusions du Conseil. Elles étaient relativement bonnes. A Laeken, les déclarations faisaient encore le lien dans un souci d'équilibre nécessaire entre les Conventions de Genève et la capacité d'accueil des Etats membres», souligne Patrick Delouvin, responsable du service réfugiés à Amnesty International. Son organisation a lancé plusieurs appels aux chefs d'Etat invités à Séville s'inquiétant du durcissement prévisible des politiques et de la précipitation avec laquelle ils se sont emparés du sujet: «Ce printemps, tout s'est accéléré en quelques semaines. On a l'impression que le ton monte, que chacun veut aller plus vite, plus fort que l'autre.» «Le trafic de clandestins est scandaleux, admet Patrick Delouvin, mais à trop vouloir renforcer les mesures restrictives, on risque d'empêcher les vrais réfugiés d'arriver jusqu'en Europe.»
Kris Janowski, porte-parole du Haut-Commissariat aux réfugiés de l'ONU – qui salue la volonté d'harmonisation des politiques d'asile –, met lui aussi en garde: «Il faut créer un système qui permette de discerner entre vrais réfugiés et migrants économiques.» Mais Patrick Delouvin ne s'arrête pas à cette distinction et dit craindre également – allusion à d'éventuelles sanctions économiques contre les Etats tiers qui ne collaboreraient pas suffisamment – cette nouvelle tendance européenne à vouloir «régenter» des pays situés hors de ses frontières.
Pour Gervais Appave, directeur du programme de politique et recherche en migrations à l'Organisation internationale des migrations, la volonté européenne d'interagir avec les pays d'origine – la nouveauté affichée à Séville – ouvre une perspective plutôt intéressante: «Il y a, de la part des pays d'origine aussi, explique-t-il, des nouvelles dispositions à chercher des solutions communes.» Il note néanmoins que la «préoccupation sécuritaire» est au cœur du débat actuel: «Le problème pour l'Europe est le même depuis 1974, lorsque l'immigration traditionnelle des travailleurs du sud européen s'est tarie, rappelle-t-il. Depuis, l'Europe n'a plus qu'une politique d'asile. Devenir réfugié devient le seul moyen d'entrer sur le Vieux Continent. Or, l'Europe doit trouver un équilibre entre le besoin de faciliter les déplacements dans un contexte de mondialisation et, dans le même temps, mettre un terme aux abus. Ce défi est toujours présent, même si les choses ont un peu évolué. Certes l'Europe a besoin de contrôler ses frontières, mais il lui faudrait une stratégie plus large: mieux définir, par exemple, les conditions qui permettraient à des migrants qui cherchent du travail de s'installer.»
Auteur de «L'Europe des migrations»*, Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche au CNRS (CERI) et spécialiste du domaine, pose un regard nuancé sur les volontés affichées à Séville: «Le système européen actuel est considéré comme relativement inefficace. Pour les gouvernements, il s'agit de lui donner plus de visibilité aux yeux d'une opinion publique qui, en ce moment, est très désécurisée.» Elle met également le doigt sur les ambiguïtés européennes: «Chacun sait que le système sera plus efficace s'il est plus coordonné et solidaire en Europe. Cependant, on a l'impression que les Etats eux-mêmes n'y croient pas vraiment. Entre eux, ils se repassent volontiers les demandeurs d'asile, par exemple. Comme en plus leurs opinions publiques ont tendance à se plaindre des pertes de souveraineté au profit de l'Europe, ils se retrouvent en pleine contradiction: il faut qu'ils avancent, mais s'ils le font dans le cadre européen, ils risquent d'être sanctionnés.»
*La Documentation française, 2001.
«Ici, on vit l'enfer, et les portes du paradis sont juste à côté»
A Tanger, les candidats à l'immigration clandestine sont prêts à tout pour un peu d'espoir en Europe.
Frédéric Faux, envoyé spécial à Tanger
La nuit tombe enfin sur la médina de Tanger. Les guides en burnous, pâles reflets de cette ville mythique qui a hanté Jean Genet, Paul Bowles, et toute une ribambelle d'aventuriers bohèmes et fumeurs de haschich, se sont enfin tus. John, un Sierra-Léonais de 16 ans en route pour l'eldorado européen, peut enfin quitter sa terrasse miteuse et sortir dans la rue: «La dernière fois que je me suis fait prendre par les flics, j'ai mis deux mois pour revenir depuis l'Algérie, alors maintenant je fais attention», souffle-t-il. Téléphone portable à l'oreille, entouré d'autres Africains surgis de nulle part, il descend vers le port où se sont installés deux gamins dépenaillés, débarqués de Tétouan. Smaïl, 12 ans, chassé de chez lui par la nouvelle femme de son père, veut mettre aussi le cap au nord. Comme Mohammed, 14 ans, qui l'a déjà mis, arrivant de l'autre côté du détroit de Gibraltar... avant d'être renvoyé vers le Maroc. Alors, comme des dizaines d'autres, ils traînent autour des ferries, des parkings, espérant s'accrocher au ventre d'un de ces poids lourds qui ramènent en Europe les textiles, les fruits et, chaque jour, quelques clandestins de plus.
A l'heure où l'Union européenne se réunit à Séville pour tenter de resserrer ses frontières, Tanger, à portée de regard des côtes de l'imprenable Europe, conjugue le verbe partir à tous les temps, dans toutes les langues. Faussaires turcs, passeurs marocains et trafiquants de cannabis du Rif, qui vous hissent sur leur cargaison avec un aller simple, y ont pignon sur rue. L'année dernière, au moins 100 000 clandestins auraient ainsi essayé de passer en Europe via le nord du pays. 33 000 ont été arrêtés de part et d'autre du détroit de Gibraltar, deux tiers arrivant du Maroc, un tiers du reste de l'Afrique... soit quatre fois plus qu'en 1999.
Mais John se moque des statistiques: «Ici, on vit l'enfer, et les portes du paradis sont juste à côté... On n'abandonnera pas!» Fuyant la guerre, il est arrivé à Tanger via le Mali et le désert algérien il y a deux ans, essayant depuis de reconstituer son pécule, et d'échapper aux rafles de la police. «Après ma dernière arrestation, poursuit-il, on nous a largués en plein désert, à la frontière avec l'Algérie... Quand le camion est parti, on a tous marché en suivant ses feux arrière, pour revenir ici.»
Justice, venu du Nigeria via Abidjan et Alger, raconte le même scénario: «On passe des nuits sans sommeil, dénonce-t-il. En deux ans, j'ai été pris douze fois par la police.» Au port, la vie des jeunes Marocains qui sautent les digues, se faufilent entre les conteneurs et bivouaquent sur les quais désaffectés de la gare n'est pas plus douce. Subjugués comme tous les migrants par les images des télévisions occidentales, ils veulent aussi suivre l'exemple des aînés, ces 1,3 million d'immigrés qui rentrent chaque été au pays au volant de voitures rutilantes. «Ces gamins pensent naïvement qu'ils vont pouvoir faire la même chose, explique Andrea, infirmière dans une association caritative. Ils arrivent de leur campagne et se retrouvent à Tanger sans un sou. Ils savent qu'en Espagne ils ont des chances de ne pas être expulsés, à cause de leur âge, alors ils tentent de se dissimuler dans un bateau ou un poids lourd.»
Avant l'embarquement dans les ferries, les douaniers sont donc sur la brèche, sondant les véhicules, ouvrant les camions, tentant de «renifler» l'odeur de l'Homme... tout en avouant leur impuissance. «Rien que la nuit de vendredi, 250 remorques de 55 tonnes arrivent des zones franches et des entreprises européennes délocalisées... Il est impossible de tout fouiller, sauf à vouloir créer d'énormes bouchons», soupire un officier supérieur. Mohammed Serifi, représentant de l'Unicef, partage le même scepticisme, pour d'autres raisons: au Maroc, 20% de la population vit sous le seuil de pauvreté absolue; chaque année, 250 000 paysans quittent la campagne pour venir s'entasser à la périphérie des villes. «Tant qu'il y aura du travail au noir en Europe, tant qu'il n'y aura pas de rééquilibrage des richesses avec le Sud, rien n'arrêtera les clandestins», conclut-il.
Une vérité qui se vérifie chaque jour sur le terrain. Tanger étant de plus en plus surveillée, les passeurs organisent des départs des petites criques qui jalonnent les 70 km du détroit, affrétant même des bateaux de Rabat jusqu'à la frontière algérienne. Soit près de 1000 km de côtes, et presque autant de façons de traverser: de la patera, traditionnelle barque de pêcheur, à l'hélicoptère, en passant par le jet ski. «Aujourd'hui, les Zodiac équipés de moteurs surpuissants, facilement dissimulables quand ils sont dégonflés, sont les plus utilisés», précisent les douaniers, qui doivent lutter contre de véritables réseaux mafieux, implantés dans les provinces les plus reculées du Maroc et jusqu'aux côtes espagnoles, qui ne reculent devant rien. Entre les barques entrées en collision avec un cargo, les passeurs qui balancent les clandestins à la mer pour échapper aux autorités et les aléas de la météo, 720 corps ont été repêchés des deux côtés de la Méditerranée pour la seule année 2001; en cinq ans, le nombre de migrants noyés dans le détroit dépasserait les 10 000.
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Une tragédie ordinaire
Une macabre compétition entre candidats à l'émigration en Italie a fait au moins dix victimes, rapporte jeudi la presse tunisienne. Les dix hommes faisaient partie des quelque 110 candidats à l'émigration clandestine qui s'étaient réunis sur une plage de la région de Kélibia, à 90 km au nord-est de Tunis. Ils avaient l'espoir d'embarquer sur un bateau affrété par des passeurs auxquels ils avaient payé 1000 dinars (environ 715 dollars).
Le capitaine du bateau leur ayant signifié qu'il ne pouvait emmener que 70 d'entre eux et qu'il reviendrait chercher les autres dans la nuit, les voyageurs du désespoir n'étaient pas parvenus à s'entendre pour désigner ceux qui devraient attendre. Pour les départager, le capitaine proposa alors d'embarquer les 70 premiers qui parviendraient à rejoindre à la nage son navire, emmené en haute mer. Au moins 10 hommes se sont noyés durant cette sinistre compétition.
Trois corps ont été repêchés samedi dernier, au lendemain de l'«épreuve». Les autorités tunisiennes ont retrouvé trois autres corps les deux jours suivants, dont celui d'un Nigérian. Les 70 émigrants clandestins, le capitaine du bateau et des membres du réseau de passeurs ont été entre-temps arrêtés par la police. (ATS/Reuters)
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Le cheval de bataille principal de José Maria Aznar ESPAGNE. Le gouvernement de Madrid a adopté une réforme «musclée» l'an dernier.
François Musseau, Madrid
En Espagne, le thème de l'immigration occupe le devant de la scène. Et pas seulement parce que des dizaines de clandestins débarquent chaque semaine sur les côtes du détroit de Gibraltar ou de l'archipel des Canaries. La raison principale est que José Maria Aznar, le chef du gouvernement (droite), en a fait son principal cheval de bataille, au même titre que la lutte contre le terrorisme. Sous sa houlette, une réforme «musclée» de la loi sur l'immigration est entrée en vigueur en février 2001. Le nouveau texte ôte tous leurs droits aux «sans-papiers», y compris celui de se syndiquer, et prévoit des procédures d'expulsions plus rapides. Désormais, pour prétendre à une régularisation, il faut avoir résidé pendant cinq ans dans le pays (et non plus deux ans, comme auparavant).
Force est de constater que la fermeté de José Maria Aznar n'a pas vraiment porté ses fruits. On compte 230 000 sans-papiers en 2002 contre 100 000 en 2001. Cela n'empêche pas Madrid de vouloir aujourd'hui durcir encore sa législation, en réservant des peines plus fortes pour les trafiquants de clandestins et en durcissant les sanctions contre ceux qui emploient des illégaux. Par ailleurs, le chef du gouvernement milite ardemment en faveur d'une police européenne des frontières. Et, à l'instar de son homologue britannique Tony Blair, il préconise des sanctions commerciales contre les pays pauvres qui ne stoppent pas les vagues de clandestins.
Ce zèle espagnol contraste avec la réalité des flux migratoires. Certes, des régions comme Valence, Murcie, Madrid, l'Andalousie ou Barcelone ont dû ces dernières années absorber de fortes populations d'immigrants. Mais une grande partie de l'Espagne ignore ce phénomène. A l'échelle nationale, le taux d'immigration global reste faible (2,5%). Pour l'essentiel, les immigrants trouvent du travail dans la construction et dans les cultures maraîchères. La première communauté est celle des Marocains (219 000 légalisés) suivie des Equatoriens (82 000) et des Colombiens (40 000).
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Les réponses populistes du gouvernement Berlusconi
ITALIE. Les nouvelles mesures répondent aux craintes de la population, pas aux besoins de l'économie.
Eric Jozsef, Rome
Procédures d'expulsion facilitées, conditions pratiques de renouvellement des permis de séjour modifiées, durée de maintien dans les centres de rétention allongée... Un an après son arrivée au pouvoir, la majorité de Silvio Berlusconi a approuvé il y a quelques jours un texte qui durcit la législation italienne sur l'immigration. Inspiré par la Ligue du Nord et Alliance Nationale, le texte entend, selon la droite, répondre aux inquiétudes de la population italienne qui, en quelques années, a assisté à la transformation d'un pays d'émigration à une terre d'immigration.
«Par rapport aux autres pays, l'Italie accueille encore peu d'immigrés», reconnaît Alfredo Mantovano, sous-secrétaire d'Etat à l'Intérieur mais, ajoute-t-il, «c'est aussi le pays européen qui dans la dernière décennie a dû faire face à l'arrivée la plus massive d'immigrés». Régulièrement, des embarcations chargées de clandestins débarquent sur les milliers de km de côtes du pays. Reste que l'opposition dénonce des mesures discriminatoires (avec notamment la prise d'empreintes digitales pour les extracommunautaires) et inadaptées aux besoins en main-d'œuvre de l'industrie transalpine.
«Par rapport aux normes précédentes, le gouvernement a décidé de faire passer de cinq à six ans le délai nécessaire pour obtenir sa carte de séjour. Il a fait aussi tomber à six mois, au lieu d'un an, la période de résidence en Italie autorisée pour les immigrés ayant perdu leur emploi. Toutes les normes concernant les expulsions ont été renforcées», fait remarquer pêle-mêle Sergio Briguglio, responsable des questions d'immigration pour l'organisation Caritas, selon lequel la mesure devrait surtout compliquer la vie des étrangers en Italie. «Paradoxalement, ajoute-t-il, l'entrée légale en Italie devenant plus difficile, la nouvelle loi devrait augmenter le nombre de clandestins.» Déjà pour faire face à la situation concrète sur le terrain, le gouvernement pourrait prochainement se voir contraint de régulariser entre 70 000 et 300 000 immigrés sans papiers.
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